Espagne
Huelva, le côté obscur de la fraise

Par Maria Rosa Font, Huelva

14 mars 2021

L’industrie de la fraise andalouse

  • L’industrie de la fraise génère 100000 emplois directs et indirects.
  • 2019 : 101884 contrats de travail:
    52,5% ressortissants ou résidants d’Espagne
    21,4% saisonniers UE
    25,9% saisonnier hors UE
  • 3000 à 7000 personnes (selon les sources) vivent dans des bidonvilles sans eau ni électricité à Huelva durant la période de récolte.
  • Saison 2020/2021 : 541 entreprises de la Province de Huelva réparties dans 430 exploitations agricoles et 20 villes.
  • 3000 heures d’ensoleillement par an à Huelva
  • 341556 tonnes de fraises (2018-2019), l’an dernier -20% à cause du COVID.
  • La région est 2e après les États-Unis en termes de rendement à l'hectare.
  • La zone de culture consacrée aux fruits rouges (fraise, myrtille, bleuet, mûre, framboise) occupe 11 500 hectares, 6 100 hectares (53 %) pour la fraise.
  • 80% de la production de ce fruit à Huelva est destinée aux marchés européens, dont la Suisse.
  • 20% du territoire espagnol est en voie de désertification.

Les problèmes sociaux et environnementaux entachent cette culture indispensable à l’économie de l’Andalousie. Reportage aux sources de la fraise qu’on achète en Suisse.

Peu après le lever du jour, des personnes portant de grands bidons et des chargeurs de téléphone portable apparaissent aux quatre coins du campement. Nous sommes à Palos de la Frontera, l’une des principales localités agricoles de la province de Huelva, dans le sud de l’Espagne. Les immigrants clandestins se mêlent aux travailleurs saisonniers espagnols, européens et marocains embauchés pour travailler dans les champs durant la saison des fruits rouges. Cinq jours plus tôt, un incendie a ravagé la moitié des petites cabanes, sans eau ni électricité, que les migrants avaient construites en carton, plastique et palettes de bois. En détruisant ces abris de fortune, où vivent environ 800 personnes, le feu leur a fait perdre le peu qu’elles avaient: quelques affaires et les documents de ceux qui avaient réussi à régulariser leur situation en Espagne.

C’est le cas d’Ibrahim, un Sénégalais de grande taille bien visible dans la file d’attente formée par toutes les personnes qui patientent jusqu’à ce que Accem, l’ONG installée devant le campement, ouvre ses portes. Cette ONG, c’est l’endroit où remplir les bouteilles d’eau qui serviront à boire et cuisiner, se doucher ou laver les vêtements et charger les smartphones. Une priorité, puisque pour ces migrants, le téléphone est le seul moyen d’être joints pour un travail ou de contacter leur famille en Afrique: «Je veux travailler et être payé, mes papiers sont en règle», déclare Ibrahim.

Une fois par mois, j’envoie tout ce que je gagne au Maroc. —Haifa el Moukrazi, saisonnière à Huelva depuis 14 ans.

Depuis son arrivée en Europe en 2013, il va et vient dans différentes régions d’Espagne, au gré des saisons du travail agricole. Il vient ainsi tout juste de quitter Jaén et cherche maintenant un domaine à Huelva qui l’embauchera pour la cueillette des fruits. «L’an dernier, j’ai trouvé du travail, mais j’étais payé 36 ou 38 euros pour une journée entière, avec en prime une pression d’enfer et pas une minute de répit.» Un compagnon du même campement, un sans-papiers lui, s’exclame: «Tiens, voilà un agriculteur qui arrive en camionnette pour nous proposer du travail. Mais il marchande trop les salaires et nous traite comme ça le chante.»

Sonnette d’alarme

Plus loin, trois Marocaines. Elles cherchent du travail et nous demandent conseil, tout en admettant qu’elles séjournent illégalement en Espagne. Arrivées il y a deux ans à Huelva à la faveur du quota de contrats avec la main-d’œuvre marocaine (un accord bilatéral entre Rabat et Madrid), elles sont restées en Espagne. «Je ne veux pas retourner au pays, je veux gagner de l’argent et rester ici», affirme l’une d’elles, mère de plusieurs enfants.

D’après les chiffres des ONG qui travaillent avec les migrants, il existe plus d’une vingtaine de campements de fortune de ce genre, répartis dans toute la province. Quelque 700 personnes y vivent tout au long de l’année, et près de 3000 au plus fort de la saison des fraises. L’an dernier, Caritas a tiré la sonnette d’alarme et alerté les administrations: personne ne devrait vivre au milieu des ordures alors que le monde entier détourne les yeux.

Autre village, autre témoignage. Haifa el Moukrazi compte parmi les vétéranes du domaine d’Almonte, où elle travaille depuis plus d’une décennie. A ses débuts, il y a quatorze ans, elle a d’abord été aux champs, s’épuisant à récolter des fruits qui poussent à quelques centimètres du sol. Désormais, elle est chargée de vérifier que les fraises cueillies sont en bon état. «Grâce à ce travail, je subviens aux besoins de ma famille. Une fois par mois, j’envoie tout ce que je gagne au Maroc.» Elle y retournera à la fin de la saison des fraises, entre mai et juin.

Syndicats à la peine

Les conditions de travail des saisonniers de Huelva sont régies par la convention collective du secteur, qui s’applique à tous les travailleurs, quelle que soit leur origine. Cette convention, signée par le patronat et les syndicats nationaux (CCOO et UGT), demeure un véritable cheval de bataille pour les différentes organisations. De fait, pour la saison de cueillette de cette année, elle est encore en négociation. UGT considère en effet que la convention en vigueur est «obsolète» en termes de salaires, puisque les barèmes du secteur sont en deçà du Salaire minimum interprofessionnel.

Tout se passe derrière les clôtures des domaines agricoles. Les travailleurs ont peur, sont soumis à une pression psychologique brutale et se tuent à la tâche. —José Antonio Brazo Regalado, porte-parole du Syndicat andalou des travailleurs à Huelva.

Si l’actualisation des salaires est encore en suspens, deux autres lacunes sont également à combler. D’abord, toujours d’après le représentant de UGT, «les entreprises agricoles affichent un déficit syndical important». Et si rien ne change en la matière, impossible de connaître l’évolution réelle de la convention. Ensuite, les syndicats ne sont pas suffisamment présents lors des processus d’embauche dans les pays d’origine: «Nous avons été mis de côté il y a des années, alors que nous devrions justement être aux côtés des travailleuses.»

Le Syndicat andalou des travailleurs (SAT) affirme par le biais de son porte-parole à Huelva, José Antonio Brazo Regalado, que «la convention est systématiquement violée et que la peur règne chez les saisonniers». Il ajoute: «Tout se passe derrière les clôtures des domaines agricoles. C’est ce que nous disent les travailleurs – et toujours de manière anonyme. Ils ont peur, sont soumis à une pression psychologique brutale et se tuent à la tâche.»

Le porte-parole du SAT signale par ailleurs que ces deux dernières années, son organisation a déposé plus de 100 plaintes auprès de l’Inspection du travail. Comment a statué l’autorité dans la foulée? Brazo Regalado l’ignore. Mais il évoque un cas précis où on lui a officiellement demandé de fournir une liste des travailleuses qui avaient déposé plainte. «Je ne donne pas de nom, car ces gens ont peur. C’est bien la preuve de ce qui se passe dans les domaines agricoles», conclut-il.

Travail infernal

L’association Jornaleras en Lucha, qui lutte depuis plusieurs années contre les conditions de travail dans le secteur, a déposé plus de 20 plaintes depuis la dernière saison pour non-respect du barème des salaires, non-paiement des heures supplémentaires et des kilomètres parcourus, ainsi que pour les «listes de productivité», une pratique qu’elle attribue à l’une des entreprises qu’elle a amenées devant l’Inspection du travail. Ana Pinto, porte-parole de l’association et saisonnière depuis près de vingt ans, explique le fonctionnement: «Cette entreprise envoie à un groupe WhatsApp où figurent tous ses travailleurs le nombre de kilos de fruits récoltés par chacun, en citant les noms et prénoms, et leur dit que ce n’est pas assez.»

Elle ajoute: «Pour l’avoir vécu, et je ne suis pas la seule, je peux vous dire que j’ai dû demander la permission aux contremaîtres pour aller aux toilettes. Sans parler des cris qui rythment nos journées et des durées des pauses qui ne sont pas respectées.»

D’après elle, pour que la situation s’améliore, il faudrait «ouvrir les portes des domaines agricoles» et «mettre en place un dispositif suffisant» du côté du gouvernement afin que l’Inspection du travail réalise des visites en permanence pour avoir une idée de la situation réelle. Qui plus est, un changement de la législation en vigueur et de la convention pour Huelva est nécessaire. Car cette convention est «la pire de tout le pays» et «il faudrait au moins qu’elle soit respectée, pas seulement en théorie».

La «guerre de l’eau» à Doñana

La culture de la fraise a des conséquences néfastes sur les aquifères du plus grand site naturel protégé d’Europe.

L’environnement du parc national de Doñana, inscrit au Patrimoine de l’humanité et zone spéciale de conservation du fait de sa faune et de sa flore, est l’une des zones rouges pointées du doigt par l’Europe en raison de la surexploitation et de l’extraction illégale de l’aquifère qui alimente cet espace protégé. Une partie des cultures de fruits rouges de Huelva se trouve dans la couronne forestière de la région de Doñana, dans les communes agricoles de Condado et sur la côte orientale de la province. Depuis plus de trente ans, le WWF dénonce la situation dans la région et le «vol de l’eau à Doñana».

A la fin de 2020, Bruxelles a une nouvelle fois rappelé l’Espagne à l’ordre. La Cour de justice de l’Union européenne a ainsi répété à Madrid que si les extractions ne violent pas la directive-cadre sur l’eau, elles constituent toutefois «une atteinte à trois zones de conservation importantes».

20% de la surface des fraises cultivées dans la région est illégale. —Felipe Fuentelsaz, coordinateur de l’agriculture au WWF

Ces deux dernières années, la concession d’eau aux irrigants de la région a permis la fermeture d’environ 400 puits par les autorités compétentes (d’après des estimations, quelque 1000 puits étaient ouverts). Pourtant, de l’avis du WWF, «Doñana a toujours un problème majeur avec l’eau».

Légalité et transparence

Felipe Fuentelsaz, coordinateur de l’agriculture à l’ONG, assure que 20% de la surface des fraises cultivées dans la région «est illégale». Concrètement, environ 1600 hectares de cultures devraient disparaître. Approuvé en 2014, le plan spécial de gestion des zones d’irrigation situées au nord de la couronne forestière de Doñana montre le chemin à suivre.

Le WWF, qui collabore depuis 2007 avec les grandes chaînes de distribution en Suisse, souligne que celles-ci sont «à l’avant-garde» en matière de protocoles européens sur l’eau et les questions environnementales et sociales. De même, elles ont lancé des tendances dans les audits et la mise en place d’outils permettant d’établir avec certitude si leurs principaux fournisseurs sont légaux ou non.

L’aquifère est en souffrance, il vient d’être déclaré surexploité et pourtant, la surface irriguée continue de s’étendre. —Felipe Fuentelsaz, coordinateur de l’agriculture au WWF

En termes de transparence des entreprises, une plate-forme promue par le WWF, en collaboration avec la Junte d’Andalousie et le groupe Doñana Berry, rejointe par Migros et Coop, est un outil fondamental. Elle permet aux chaînes de commercialisation et de distribution de vérifier si leurs fournisseurs sont situés à l’intérieur ou à l’extérieur des 1600 hectares exclus du plan spécial de gestion. Un lecteur de carte en ligne permet de suivre les parcelles et de vérifier leur légalité.

«L’aquifère est en souffrance, il vient d’être déclaré surexploité et pourtant, la surface irriguée continue de s’étendre», dénonce Felipe Fuentelsaz, qui en profite pour réclamer «un plus grand effort» à l’administration andalouse dans la direction déjà prise par l’autorité de l’eau (la CGH) «pour changer d’attitude et commencer à fermer des puits». En outre, c’est à la Junte «d’assurer la régularisation de nombreux domaines agricoles et d’éliminer ceux qui doivent l’être».

Une culture respectueuse est possible

Visite chez Flor de Doñana, producteur bio sensible aux problématiques qui entourent la baie favorite des Suisses.

Chaque année, Flor de Doñana produit trois millions de kilos de fraises. La société, qui fête ses 20 ans d’existence, est dirigée par le gérant Juan María Rodríguez Borrero. Elle est certifiée bio et n’utilise aucun intrant chimique. Par conséquent, tous les additifs sont des matières organiques, dans le respect des réglementations européenne et suisse. L’entreprise collabore avec Migros et Coop. Pour lutter contre les parasites et les maladies, Flor de Doñana mène une bataille biologique en utilisant des insectes et de la faune auxiliaire.

«Après toutes ces années, je dirais que notre faune auxiliaire, les prédateurs et les parasites cohabitent, mais cela ne signifie pas que tout est sous contrôle à 100%.» Pour faire face aux nouveaux nuisibles potentiels, Flor de Doñana travaille avec des entreprises externes chargées de surveiller et de contrôler l’état des plantes.

Notre faune auxiliaire, les prédateurs et les parasites cohabitent, mais cela ne signifie pas que tout est sous contrôle à 100%. —Juan María Rodríguez Borrero, gérant de Flor de Doñana

En matière de politiques sociales, l’entreprise d’Almonte privilégie la main-d’œuvre locale: 95% de ses travailleurs sont originaires de la commune ou des communes avoisinantes. Et pas de plafond de verre: Flor de Doñana emploie énormément de femmes (plus de 80% de son personnel), tant pour la cueillette que dans l’entrepôt. Dans l’organigramme des postes clés, la gent féminine est présente à 90%, dans la direction financière, l’administration ou la direction technique.

Bonnes pratiques

Au sein de l’entreprise, la conciliation familiale a une valeur importante. De courtes journées de travail de quatre heures sont ainsi envisagées pour les personnes qui souhaitent opter pour ces horaires, avec des jours de repos obligatoires, comme le dimanche (sauf à des moments clés de la saison de cueillette).

L’entreprise a mis en œuvre un plan d’égalité et un plan de prévention des délits. Dans cette optique, elle fait appel à une entreprise externe qui assure la formation du personnel en matière de comportement et effectue un suivi permanent, avec une ligne ouverte pour informer de tout problème qui pourrait survenir dans l’environnement professionnel.

En matière de politiques environnementales, Flor de Doñana mesure son empreinte carbone, et l’énergie qu’elle utilise pour sa production provient d’installations photovoltaïques. Afin de réduire la consommation d’eau, une politique d’économie a été mise en place au moyen d’un système d’irrigation doté de capteurs d’humidité qui indiquent (sur smartphone ou ordinateur) le besoin des diverses parcelles. Ce système a permis d’économiser entre 30 et 40% d’eau.

En ce qui concerne les emballages, l’objectif est de devenir une entreprise sans plastique dans un à deux ans, à mesure que la technologie et les matériaux seront disponibles pour ce faire.

Migros et Coop ont toujours refusé d’indiquer leurs fournisseurs quand des délégations en route vers l’Andalousie voulaient voir sur place dans quelles conditions les fruits et légumes de leurs étals étaient cultivés. —Raymond Gétaz

Vu d'Espagne, les voix qui ont choisi de ne pas se taire

Par Sandra Imsand

L’Andalousie produit une partie très importante des légumes et petits fruits consommés sur le continent, au point d’être surnommée «potager de l’Europe». La situation des travailleurs y est préoccupante depuis des années. Des organismes sur place, mais aussi en Suisse, ainsi que des journalistes à Huelva et étrangers ont dénoncé les conditions sociales déplorables dans lesquelles vivent et travaillent les employés lors des cueillettes. Afin de fournir un panorama complet de la situation, la FRC a donné la parole à certaines des personnes qui ont creusé le sujet, soulevant parfois des scandales qui ont ébranlé les consommateurs et les gouvernements au-delà des frontières andalouses.

«Combien de drames humains pour des fraises hors saison ?»

Huela et Almeria, en Andalousie, sont les exemples les plus criants des conditions de travail iniques. Après cet éclairage, vous ne lirez plus une étiquette de fruit de la même manière !

Le Forum civique européen (FCE) est un réseau européen de plus de cent associations et ONG présentes dans 27 pays européens, engagées sur les questions de civisme et d’éducation à la citoyenneté, de la protection des droits humains et de la promotion de la démocratie. Membre du FCE à Bâle, le Jurassien Raymond Gétaz s’est rendu à plusieurs reprises en Andalousie ces dernières années pour rendre compte des conditions de travail sur place.

«Le Forum civique européen dénonce depuis plus de vingt ans les conditions d’exploitation de migrants dans la production industrielle de fruits et légumes. La production hors saison de fraises et de fruits rouges à Huelva, de même que celle de tomates, poivrons, concombres et autres légumes à Almeria en Andalousie n’en sont que les exemples les plus criants. Des dizaines de milliers de personnes vivant dans des conditions extrêmement précaires y servent de réservoir de main-d’œuvre, embauchées ou débauchées au bon gré des entrepreneurs.

Dans la production de fraises, un grand nombre de femmes – essentiellement du Maroc ou de pays de l’Est comme la Roumanie, la Bulgarie ou la Pologne – y sont attirées, par des contrats faisant miroiter des salaires bien plus élevés que chez elles. Une fois sur place, elles doivent se rendre compte qu’elles ne sont payées que pour les journées de travail effectives et celles-ci sont dépendantes de la météo, de l’avancement des cultures et des décisions de leur patron. Les femmes qui s’adressent au syndicat SAT font état d’abus divers et fréquents: des patrons qui retiennent passeports et billets de retour, qui gardent la clé des logements et s’y rendent quand l’envie leur prend. De nombreux cas de viols et d’agressions sexuelles ont été dénoncés au cours des dernières années.

Rares sont les femmes qui, face aux abus et aux harcèlements subis, ont le courage de s’adresser à la justice. Bénéficiant seulement de contrats pour quelques mois et maîtrisant souvent mal l’espagnol, elles se voient confrontées de surcroît à une administration et à un gouvernement local, souvent en liens étroits avec les entreprises agricoles. En effet, à Huelva comme à Almeria, les cultures intensives de fruits et légumes sont le poumon économique de la région. Toute remise en question de cette économie est mal vue et incommode fortement les responsables politiques et économiques, attachés bien plus à une culture de l’omerta.

Les manifestations du syndicat SAT ont permis de donner une voix aux migrants exploités. L’aide juridique leur a permis de récupérer des salaires impayés. Quelques entreprises ont dû accepter de verser des salaires conformes à la convention collective en vigueur et parfois des sections syndicales ont pu être créées. Pourtant, la situation n’a pas changé fondamentalement.

Les quelques avancées dans les conditions de vie des travailleurs sont aussi le fruit d’un grand nombre d’actions de protestation auprès des grands distributeurs. En Suisse, le FCE et la Plate-Forme pour une agriculture socialement durable ont essayé de mettre Coop et Migros devant leurs responsabilités par des actions ciblant leurs magasins et par des lettres de protestation. Mais ils ont toujours refusé d’indiquer leurs fournisseurs quand des délégations en route vers l’Andalousie voulaient voir sur place dans quelles conditions les fruits et légumes de leurs étals étaient cultivés.»

Capture écran buzzfeed

Les abus font partie des sujets dont nous devons parler en tant que société

Pascale Müller est une journaliste allemande. Avec l’Italienne Stefania Prandi, elle a sorti en 2019 une série d’articles mettant au jour les abus sexuels et viols dont sont victimes les travailleuses des cultures de fraises à Huelva.

Le sujet est tabou, et pourtant il est fondamental de ne pas évacuer l’exploitation des femmes, migrantes de surcroît, qui se dessine en creux derrière des barquettes de fruits. Notre consœur revient sur son expérience pour la FRC.

Pascale Müller, comment avez-vous travaillé sur place?

Avec ma collègue Stefania Prandi, nous avons passé un mois sur place et nous avons été confrontées à un mur de silence. Certains acteurs, ONG, syndicats et entreprises, ont refusé de nous parler. L’agriculture est une grande industrie qui emploie beaucoup de monde dans la région. Le but de notre investigation n’était pas d’ôter du travail à des personnes, mais de relater ce qui se passe sur place au vu des accusations répétées de violations du droit du travail et d’abus sexuels. Peu à peu, nous avons pu parler directement avec les travailleuses pour recueillir leurs témoignages. Il est intéressant de noter qu’à l’heure actuelle, trois ans plus tard, les grands groupements des producteurs de la fraise dans la région refusent toujours de me parler, même par l’intermédiaire de leur porte-parole.

Qu’est-ce que vos articles auront permis de changer?

Nous avons posé les bases pour que le sujet soit mis sur la table. Grâce à nous, mais aussi aux autres médias qui s’en sont emparés, nous avons amené l’idée que les choses peuvent être changées ou du moins discutées. Des collectifs ont été créés pour travailler cette thématique, des hotlines mises en place.

Qu’est-ce qui n’a pas changé?

Notre travail nous a permis de constater que les problèmes d’abus sexuels concernent principalement des femmes marocaines qui vivent très isolées, directement sur la propriété des producteurs. Il est difficile d’accéder à ces travailleuses et pour elles de communiquer à l’extérieur de leurs conditions de vie et de travail. La pandémie du coronavirus a exacerbé le problème, vu qu’elles sont confinées sur place. Elles sont plus vulnérables que jamais.

Miguel Angel Arias Senso, le procureur en charge des affaires impliquant des ressortissants étrangers à Huelva, parle de «cas isolés sordides».

Lui et moi avons une perspective différente. Je pense qu’il existe des sujets dont nous devons parler en tant que société. Et le fait de proposer de bonnes conditions aux personnes qui souhaitent travailler dans les champs qui produisent notre nourriture en est un. Cette discussion ne doit pas s’arrêter à ce qui peut être amené devant les tribunaux. Les cas de harcèlement ou d’abus sexuels sont difficiles à prouver et mènent rarement à des condamnations. C’est même le cas pour moi en tant que femme blanche en Allemagne, car c’est la parole de l’un contre celle de l’autre. Je pense qu’il faut aller au-delà de ce que dit la loi. Par ailleurs, certaines entreprises étaient connues des travailleurs depuis des années pour offrir de mauvaises conditions de travail et les inspections demandées par la Ministre du Travail Yolanda Diaz arrivent aux mêmes conclusions. Le procureur peut balayer mon travail en m’accusant d’être une activiste, mais je ne pense pas qu’il puisse émettre le même avis concernant la Ministre du Travail!

Allez-vous continuer à traiter du sujet?

Il reste des choses à dire sur la question des conditions de travail et cette thématique s’étend au-delà des frontières espagnoles. J’ai d’ailleurs travaillé sur des articles en France et en Allemagne. C’est un thème intéressant, qui concerne la façon dont nous voulons que notre nourriture soit produite et il touche différents sujets, à savoir la migration, l’industrie alimentaire et la question du genre, car il s’agit souvent de femmes qui sont employées dans les champs.

Chaque fois que les entreprises nient des abus, elles aggravent la crédibilité du secteur

La Mar de Onuba est un média basé dans la province de Huelva. La publication, avec son directeur Perico Echevarría, dénonce depuis des années les conditions de travail des employés agricoles. Le titre a été victime à plusieurs reprises de campagnes de dénigrement à cause de ses prises de position dans ce domaine.

Le média La Mar de Onuba est le poil à gratter de la région. A contre-courant d’autres publications, il ose dresser un portrait de la misère humaine qui se cache derrière les travailleuses de l’ombre puisque ce sont généralement des femmes, saisonnières de surcroît.

Perico Echevarría, selon votre expérience, quelle est la situation des cueilleurs travaillant dans les fermes de Huelva?

Ce n’est pas une question facile car la nécessité et les droits s’affrontent. Si vous demandez à un saisonnier dont le salaire perçu en Espagne est jusqu’à dix fois supérieur à celui qu’il recevrait chez lui, le degré de satisfaction est assez élevé, même lorsque dans la relation de travail il n’obtient pas ce à quoi il a droit selon la loi. Cependant, si vous posez la question aux autochtones, le mécontentement est généralisé. L’afflux massif d’étrangers a considérablement accru la concurrence sur le marché du travail. Les Espagnols et Européens exigent le respect des conditions établies dans la convention collective en matière de repos, d’heures supplémentaires, de congés, d’indemnités, etc. En ce sens, les employeurs préfèrent engager une main-d’œuvre «nomade» ou «transhumante», moins exigeante et plus susceptible de résister à l’exploitation.

Vous avez été parmi les premiers à vous exprimer en Espagne sur le problème des abus sexuels soulevé par deux journalistes en 2018. Quelle a été la réaction à Huelva?

Le vrai mérite revient au travail d’investigation courageux réalisé par les journalistes Stefania Prandi et Pascale Müller (lire interview ci-contre) pour Corrective and Buzzfeed News. Quant à la réponse, on a d’abord blâmé leur article, comme cela avait été fait avec succès jusqu’alors, dans le cadre d’une campagne de diffamation lancée par les producteurs de fraises de Huelva. Mais cette fois-ci, cela n’a pas fonctionné. Au contraire, la Ministre de l’Intérieur et de la Justice de l’époque, Rosa Aguilar, en est venue à admettre au parlement régional la nécessité de s’attaquer aux abus et aux violations des droits, en particulier ceux des saisonnières. Malheureusement, cette même année, le gouvernement andalou est passé aux mains d’une coalition de droite, soutenue par le parti d’extrême droite Vox, qui a rapidement dédaigné la voie empruntée par le gouvernement précédent et a récupéré le vieux et faux discours qui place la campagne de Huelva, havre de paix sociale et ouvrière, comme victime d’attaques imméritées qui nuisent à sa bonne réputation. Le changement de gouvernement en Andalousie s’est avéré fatal.

Par-dessus arrive la pandémie. Quelle influence a-t-elle eue sur les conditions des travailleurs?

Selon nos informations, elle a eu une influence négative. Il y a des situations de plus grande exploitation en raison d’un manque important de main-d’œuvre à cause des restrictions de déplacement. Il y a également de nombreuses violations des mesures sanitaires qui, bien qu’elles aient été signalées, sont passées inaperçues par l’inspection du travail de Huelva. Pendant le premier confinement, cet organisme a suspendu les inspections sur place et les a remplacées par des contrôles par téléphone et courrier électronique. Une absurdité gouvernementale qui a facilité de nombreux abus.

Quels sont les problèmes les plus importants actuellement pour les travailleurs de la fraise?

Le principal obstacle est l’indolence des autorités gouvernementales de Huelva, qui semblent empêcher les travailleurs de se tourner vers leurs dirigeants politiques et de leur faire confiance pour résoudre les problèmes. Ce que demandent les travailleurs agricoles, surtout ceux qui vivent dans les villages producteurs, c’est le respect d’une convention collective, qui est l’une des plus basses d’Espagne. Cet objectif minimal, qui n’est autre que le respect de ce que la loi impose, est incompréhensiblement irréalisable. Nous devrions, bien entendu, parler du type de richesse que génèrent les fruits rouges de Huelva, qui fournissent du travail à près de 100 000 personnes chaque année, dont la moitié provient d’autres pays, et pourtant, l’industrie de la fraise est incapable d’offrir une stabilité de l’emploi et une croissance personnelle aux journaliers de Huelva.

Que peut faire le consommateur pour changer les choses?

Exiger que les normes minimales de décence soient respectées. Mais cette responsabilité ne peut être transférée au consommateur ou au produit lui-même, car les justes paieraient alors pour les tricheurs. Bien que les cas d’exploitation et d’abus de la part des employeurs soient beaucoup plus fréquents que nous ne voulons l’admettre, il y a beaucoup de bons hommes d’affaires et de bons agriculteurs qui traitent bien leur personnel et leurs produits. Comment le consommateur, en boycottant la fraise, sait-il s’il pumit un bon ou un mauvais homme d’affaires? Personnellement, je pense que c’est le gouvernement qui doit agir de manière décisive et dure. La solution réside dans un geste d’honnêteté, de catharsis de la part des principales organisations commerciales. Chaque fois qu’elles nient les abus, plutôt que d’améliorer la crédibilité du secteur, elles l’aggravent, car ce que perçoit l’opinion publique, qui ne doute plus de la véracité des dénonciations des groupes et organisations, c’est qu’elles cherchent à protéger les délinquants.

Je ne mange plus de fraises de Huelva, tout comme les légumes de la région d’Almeria. Lorsque l’on sait et comprend d’où ça vient, ça coupe l’envie. —Joanna Moreno, journaliste française

Dénoncer ses conditions de travail, c’est mettre sa vie en jeu

Joanna Moreno est une journaliste française installée depuis plus de deux ans en Andalousie. Elle est l’auteure de plusieurs articles sur les pesticides et les conditions des travailleurs dans les champs de fruits et légumes, notamment pour Le Monde. Interview.

Joanna Moreno, peut-on parler d’omerta autour du sujet de la fraise dans la région de Huelva?

Oui, c’est le mot qui convient. On ne touche pas au veau d’or qu’est le secteur de l’agriculture. Il faut comprendre que l’Andalousie est une région très pauvre et que l’agriculture a permis d’augmenter les revenus. Il y a trop d’intérêts en jeu. Par conséquent, on assiste à un jeu de dupes. On sait ce qui se passe, mais on n’en parle pas.

Les contrats de travail sont-ils respectés?

C’est une population très vulnérable et on peut voir les problèmes dans les témoignages qui parviennent aux syndicats, notamment les fiches de paie qui ne correspondent pas à la législation. Suite à différents scandales qui ont éclaté ces dernières années, la Ministre du Travail Yolanda Diaz a voulu faire la lumière sur les problèmes dans les fermes. L’Inspection du travail a mené 1647 visites dans la région qui ont donné suite à 1178 actes d’accusation. Le montant des amendes s’élève à 7,2 millions d’euros. Par ailleurs, les syndicats ont estimé, en 2018, à 50 millions d’euros le montant de la fraude à la sécurité sociale lié à ce secteur.

Les dénonciations sont-elles possibles?

Dénoncer, c’est mettre sa vie en jeu, c’est prendre le risque de perdre son travail, de retourner au pays, mais aussi de se faire répudier par sa propre famille, une fois de retour au pays. De plus, quand on met en regard le nombre de dénonciations avec celui des condamnations, on constate un grand laxisme du pouvoir juridique. C’est une vraie honte.

Quelles sont les conditions de vie? On parle d’habitations de fortune installées dans le périmètre du parc de Doñana, est-ce un cas isolé?

Vous parlez des bidonvilles? Ce n’est pas un cas isolé, on estime que dans la région de Huelva, 3000 à 3500 personnes vivent dans des installations sans eau ni électricité. Il y a plusieurs raisons à cela. Soit il s’agit de personnes qui cherchent à rester le plus longtemps possible dans le pays car, après trois ans, elles reçoivent des papiers, soit ce sont des travailleurs qui veulent économiser le maximum d’argent pour leur famille et qui ne paient pas de loyer ou encore des étrangers qui ne trouvent pas de logements. Dans la région, l’extrême droite domine, et on peut constater un vrai déficit d’inclusion.

L’eau est également un problème?

Le potager de l’Europe est né dans une des zones les plus arides du continent: 20% du territoire espagnol est en voie de désertification, selon le WWF. Ces cultures ne sont possibles qu’au prix de l’anéantissement des aquifères. On parle donc de perforation à 500 m sous terre. Cette activité est un prédateur de l’écosystème et a pour conséquence notamment la salinisation des aquifères. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dans la région d’Almeria la culture de la tomate est très importante: c’est un des fruits qui résiste le mieux à l’eau salée.

Après avoir vu tout cela, mangez-vous toujours des fraises de Huelva?

Non, tout comme les légumes de la région d’Almeria. Pourtant, j’en étais une grande consommatrice quand je vivais en France. Lorsqu’on sait et comprend d’où ça vient, ça coupe l’envie. Le vrai prix de ces fraises low cost? Des conditions de travail déplorables et la destruction de l’écosystème.